Le champ opératoire de l'activisme judiciaire supranational en Afrique. Une tentative de systématisation

DOI10.3366/ajicl.2020.0330
Published date01 November 2020
Pages23-44
Date01 November 2020
INTRODUCTION

Il y a sans doute une certaine présomption dans l'intitulé de cette communication. Vouloir saisir dans une étude succincte comme celle-ci l'ensemble du phénomène juridictionnel supranational en Afrique semble difficile voire impossible. En effet le « buissonnement juridictionnel »1 que l'on observe depuis quelques années dans le droit international semble y connaître une effervescence particulière. On a même parlé à cet effet de « prolifération »2. Si ce foisonnement juridictionnel ‘épouse au demeurant la tendance contemporaine à la juridictionnalisation du système international, tant au niveau mondial que régional’3, il traduit également une renonciation à ce qui avait jusqu'ici été considéré comme une hostilité des africains au mode juridictionnel de leurs différends. À ce sujet, le juge Keba M'Baye notait que :

selon le concept africain du droit, les litiges se règlent par la conciliation et non pas par les procédures litigieuses. La conciliation s'effectue en général par voie des discussions qui aboutissent à des consensus ne laissant ni gagnants, ni perdants. Les procès sont toujours soigneusement évités. Ils engendrent l'animosité. Les gens ont recours à la justice pour contester plutôt que pour résoudre une difficulté juridique. Par conséquent, la législation africaine … évite toujours le recours à la justice4.

On a pu ainsi voir dans cette émergence des juridictions dans l'ordre juridique africain, notamment en matière de droits de l'homme, une rectification de la conception initiale de l'idée de protection dans le système africain jusque-là marqué par le primat du politique et de l'intergouvernemental sur le technique5

Cette multiplication des juridictions internationales se justifie également par le renouveau de l'idéal d'intégration régionale sur le Continent. Depuis le début des années 90, une reprise du processus d'intégration régionale s'observe en Afrique, après l'éclipse des années 80 qui avait succédé à l'effervescence intégrationniste ayant caractérisé la décennie des indépendances6. On a assisté depuis lors à la création de nombreuses organisations régionales et sous-régionales, tandis que d'importantes réformes ont été imprimées à certaines organisations régionales ou sous-régionales en déclin. La nouvelle démarche privilégie, ainsi, les réformes favorisant l'intégration par les règles et la restructuration de l'espace juridique. L'intégration par les règles signifie que le processus doit s'accompagner de l'adoption de nouvelles règles juridiques fondées sur une unité de droit, en particulier les activités productives et la maîtrise de l'espace financier7. Tirant les conséquences des échecs des précédents essais et sans doute fortement influencés par le succès du modèle européen, les États africains ont perçu l'instauration d'une juridiction comme un impératif pour permettre le respect des règles communautaires.

Il apparaît que, sans être évidente, la relation entre intégration et juridiction est devenue nécessaire : au terme d'un phénomène d'information réciproque entre la théorie et la pratique, une relecture de l'intégration a résulté de l'expérience européenne et a introduit un lien ontologique entre la réalité de l'intégration juridique et l'existence d'un mécanisme juridictionnel8. À titre illustratif, le Préambule de la Convention de Libreville régissant la Cour de justice de la CEMAC, affirme que la mise en place de cette juridiction est le corolaire indispensable d'une communauté fondée sur le droit et qui ne peut pleinement se réaliser que dans le seul respect du droit et des obligations incombant aux États membres. De par ses missions donc, il est attendu du juge communautaire un rôle d'édification et de consolidation de la Communauté. Il semble bien qu'il soit attendu de lui un certain activisme dans le processus d'intégration. Dans cette optique, la mise en place d'une juridiction supranationale n'est pas neutre mais résulte du choix d'user du droit comme un instrument au service des finalités politiques. On retrouve d'ailleurs cet objectif dans le processus de création d'une juridiction panafricaine. Les hésitations et les objectifs clairement avoués de création d'une juridiction au niveau continental montrent bien que la création d'une juridiction supranationale est loin d'être innocente ou guidée exclusivement par la recherche de la protection de la règle de droit9. De ce point de vue, l' « activisme » fait partie presque naturellement des missions du juge ; il doit défendre la cause pour laquelle il a été institué.

En dépit de la récurrence du terme dans de nombreuses études, il n'existe pas de définition arrêtée de l' « activisme judiciaire »10. Elle a été définie tantôt comme une philosophie préconisant que les juges interprètent les textes législatifs pour refléter les conditions et les valeurs contemporaines ; tantôt comme le fait pour les tribunaux de ne pas se limiter à des interprétations raisonnables du droit, mais de créer du droit ; ou encore le fait pour le juge de ne pas limiter sa décision au différend qui lui est soumis, mais d'établir une nouvelle règle à appliquer de manière générale aux questions non posées dans l'action spécifique11. Au cœur du concept, il y a l'idée que, en décidant dans une affaire, les juges réforment les règles existantes ou vont au-delà de la simple lettre, ou de l'esprit jusque-là convenu, du texte. Même si l'expression peut être utilisée dans un sens positif12, elle est très souvent formulée comme un reproche, par rapport à une décision considérée comme mauvaise, et traduit l'idée que ‘judges follow an ideological agenda instead of ruling what the law, or society at large, would demand. It essentially means that judges rule in bad faith’13. Il y a donc dans toute analyse ou affirmation d'un « activisme judiciaire », et c'est le second côté présomptueux de la présente étude, l'affirmation de la part de l'analyste, de ce que devrait être la fonction de juger14. S'interroger par conséquent sur le champ opératoire d'un activisme judiciaire supranational africain, revient à rechercher les lieux, les cadres et les modalités du dépassement par le juge international en Afrique du cadre d'exercice de sa mission ou d'interprétation du texte tel qu'assigné par les États. Il s'agit de voir comment les instances judiciaires et quasi-judiciaires africaines exercent leur fonction judiciaire au sein des organisations régionales et panafricaines.

L'effort de systématisation visera en réalité la recherche du sens et de l'unité dans ce qui a priori n'en a pas, le dialogue entre les juges supranationaux africains étant quasi-inexistant. Ceci pourrait se faire à travers plusieurs questions : où ? qui ? comment ? quand ? La dernière question étant largement abordée par d'autres contributions au présent colloque, notre réflexion s'articulera principalement autour du champ opératoire matériel (I) et personnel (II) de l'activisme judiciaire en Afrique, ainsi que ses modalités (III).

LE CHAMP OPÉRATOIRE MATÉRIEL DE L'ACTIVISME JUDICIAIRE SUPRANATIONAL EN AFRIQUE

En parcourant les décisions des différentes instances judiciaires supranationales africaines, on peut relever deux tendances fortes. D'un côté, une volonté marquée d'ouvrir son prétoire au maximum de justiciables possible et se manifestant par une affirmation forte de la compétence (A), et de l'autre une dynamique ambivalente dépendant des matières traitées (B).

Une volonté d'ouvrir son prétoire

En parcourant les décisions des instances juridictionnelles supranationales africaines, on est tout de suite frappé par le soin mis par les juges à réaffirmer de façon forte leur compétence. Cela s'explique sans doute par la répugnance qu'ont les États africains pour les modes juridictionnels de règlement des différends15. Conscient sans doute de cet état de fait, le juge supranational africain semble avoir élaboré une politique jurisprudentielle lui permettant de surmonter cette aversion des États pour le prétoire. À cela, il faut ajouter le fait que voulant accomplir la mission qui lui a été confiée dans les actes constitutifs, le juge a le sentiment que son office ne peut être valablement évalué, qu'à la lumière de la densité et l'intensité de son activité judiciaire. La Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (CrADHP) illustre bien ce souci, elle dont les juges se disent préoccupés par le verrouillage de l'accès à son prétoire par l'article 34 (6) du Protocole de Ouagadougou créant la cour16, et n'hésitent pas pour y faire face, à mener des campagnes de promotion de la Cour. Ces campagnes de sensibilisation des États membres et les activités parajudiciaires de la Cour visent selon celle-ci « à sensibiliser les plaignants potentiels sur la manière de saisir la Cour et sur le déroulement des procédures devant elle [et] encourager le public à utiliser la Cour pour le règlement des différends en rapport avec les droits de l'homme »17. On peut s'interroger sur cette attitude du juge « allant à la pêche  » des justiciables et les encourageant à user de son prétoire.

C'est sans doute cette volonté d'être « utilisée  » qui explique le choix opéré par la CrADHP d'accorder un traitement judiciaire à des requêtes où elle est manifestement incompétente. Cette politique judiciaire de sensibilisation sur l'existence et la visibilité de la Cour a été fortement critiquée par la doctrine18 et au sein même de la Cour. En effet dans des opinions individuelles itératives et appuyées, le juge Fatsah Ouguergouz a estimé que pour des requêtes pour lesquelles la Cour est manifestement incompétente, le rejet pourrait se faire de plano, par une simple lettre du greffe, notamment lorsque l'État n'est pas partie au Protocole créant la Cour ou, bien qu'étant partie, n'a pas fait la déclaration de l'article 34 (6)19. Si les arguments avancés par la doctrine et le juge Ouguergouz sont convaincants, on ne peut comprendre la position de la Cour, initiée dès sa première affaire, qu'en se replaçant dans...

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