La juridictionnalisation du droit dans les espaces sous-régionaux en Afrique

Pages10-22
Published date01 November 2020
Date01 November 2020
DOI10.3366/ajicl.2020.0329
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Lorsque le regard du processualiste comparatiste se porte sur le continent africain, il est saisi d'un double constat apparemment contradictoire. Il est frappé d'une part du faible recours au juge national voire la relative faiblesse des appareils judiciaires nationaux et d'autre part de la multiplication des juridictions supranationales. Pourquoi, alors que le recours au juge national est secondaire assiste-t-on à une montée en puissance des juridictions supranationales qui sont appelées à construire des réponses normatives au-delà des cas qui leur sont soumis ? Peut-on établir un lien entre la faiblesse des juridictions nationales et la multiplication des juridictions supranationales ?

Sans doute convient-il de nuancer ce double constat et ces questions de départ. Les appareils judiciaires nationaux – si tant est qu'il puisse être possible de parler d'eux en termes génériques – se transforment et se renforcent, on pense notamment aux cours constitutionnelles, mais pas seulement1. Par contraste, la multiplication des juridictions supranationales ne s'accompagne pas nécessairement d'une montée en puissance du juge dans la mesure où le recours à ces juridictions reste quantitativement modeste et que leur présence dans le débat public ne fait pas d'elles des acteurs de pouvoir de premier ordre2.

Il convient aussi de nuancer ou d'expliciter l'intitulé choisi. On parle volontiers de juridictionnalisation du droit international pour décrire la multiplication des juridictions internationales alors que jusqu'à une époque relativement récente le droit international se caractérisait par sa faible juridicité. Or, comme l'a souligné Laurence Burgorgue-Larsen, « si le bruissement juridictionnel est aujourd'hui à son zénith, les juridictions régionales y sont pour beaucoup »3. Et force est de reconnaître que « le fait régional juridictionnel » pour reprendre son expression a pris un essor considérable sur le continent africain4. Se côtoient ainsi des juridictions d'intégration économique et des juridictions dont l'objet principal est la protection des droits de l'homme sachant que les premières s'aventurent volontiers sur le terrain des deuxièmes. À cela s'ajoute le statut un peu particulier, au sein de l'Organisation pour l'harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA), de la Cour commune de justice et d'arbitrage (CCJA) qui est une juridiction chapeautant une zone d'intégration juridique dont elle est la cour de cassation. La formule « juridictionnalisation du droit dans les espaces sous régionaux » peut surprendre. Elle tient au fait que notre recherche porte sur le droit des États parties à différentes communautés économiques régionales selon la présentation proposée par Laurent Sermet5. Notre analyse a porté essentiellement sur l'OHADA et sa CCJA, la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) et sa Cour de justice de la Communauté et l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) avec sa Cour de justice avec quelques incursions du côté de la Charte arabe des droits de l'homme (CADH) et plus ponctuellement d'autres juridictions supranationales, mais c'est la juridictionnalisation du droit dans les États membres de ces organisations et en particulier de l'OHADA qui nous intéresse6.

Après avoir exposé le phénomène de juridictionnalisation et tenté d'en expliquer les fondements (I), nous pointerons les défis et questions nouvelles qu'il pose à l'ordonnancement normatif et juridictionnel (II).

LA JURIDICTIONNALISATION DU DROIT DANS LES ESPACES SOUS-RÉGIONAUX OUEST-AFRICAINS : RECHERCHE D'EXPLICATION

La juridictionnalisation du droit ou plus largement la montée en puissance du juridictionnel est un phénomène global qui n'est pas propre au continent africain. La juridictionnalisation du droit régional en Afrique peut s'expliquer par un certain mimétisme institutionnel (A). Mais cette explication est insuffisante. Il nous semble en effet et c'est l'hypothèse de départ que la juridictionnalisation répond à un besoin de droit ou à besoin que le droit soit dit, qui est bien particulier sur le continent africain (B).

Du mimétisme institutionnel à l'originalité des modèles juridictionnels supranationaux en Afrique

Julie Allard et Antoine Garapon ont exposé dans leur ouvrage Les Juges dans la mondialisation que les juges constitueraient « le plus universalisable, mais aussi le plus universalisant des trois pouvoirs »7. Deux facteurs expliquent le phénomène global de juridictionnalisation : d'abord l'universalisme des droits de l'homme et la multiplication des conventions internationales en la matière et ensuite la globalisation économique8. Il suffit de penser aux organisations d'intégration européennes qui reposent massivement sur la règle de droit et le recours au juge9. Or, la dynamique de juridictionnalisation doit beaucoup à l'imitation et à l'émulation. Le mimétisme institutionnel constitue sans doute un facteur de juridictionnalisation du droit sur le continent africain, mais ce facteur doit, immédiatement, être nuancé au vu de l'originalité des modèles juridictionnels supranationaux en Afrique.

« Le fait régional juridictionnel » pour reprendre la belle expression de Laurence Burgorgue-Larsen, n'est pas une spécificité du continent africain. « Qu'on juge, vingt juridictions régionales couvrent trois continents sur cinq »10! Force est toutefois d'admettre que le continent africain remporte haut la main la compétition de la juridictionnalisation en termes de nombre avec une douzaine de juridictions régionales :

Trois (CADH, Cours UA et CEA) voient leur compétence étendue à l'échelle de la région-continent ; une (l'Instance judiciaire de l'UMA) est compétente à l'échelle du Maghreb ; trois se trouvent localisées dans la sous-région d'Afrique de l'Est (les Cours EAC, COMESA et le Tribunal-SADC) ; quatre autres ont pour rattachement territorial tant l'Afrique Centrale (Cours CEEAC et CEMAC) que l'Afrique de l'Ouest (Cours CEDEAO et UEMOA), tandis qu'une seule est à cheval sur les sous-régions Centre et Ouest africaines, il s'agit de la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage de l'OHADA (CCJA). Les autres régions-continent sont moins prolifiques. Les continents américain et européen en comptent respectivement quatre11.

Si l'on passe du point de vue quantitatif à une perspective plus
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